Mort de Charles Pasqua, homme de réseaux et de bons mots
Il est très rare de rencontrer, dans les milieux du pouvoir, un homme qui fait peur et rire tout à la fois. Un homme dont on a longtemps craint les réseaux, les dossiers secrets, les coups tordus, mais dont les bons mots, l’accent provençal et une certaine façon d’être, à mille lieues des technocrates de la politique, ont aussi bâti une forme de popularité.
Charles Pasqua, qui vient de mourir, lundi 29 juin à l’âge de 88 ans, des suites d’un problème cardiaque, selon un communiqué de sa famille publié par Le Point, présentait ces deux visages. Celui d’un « parrain », conversant en corse avec certains de ses collaborateurs et traînant dans son sillage un bout de la Françafrique, quelques légendes noires du mouvement gaulliste et bon nombre d’« affaires » qui défrayèrent la chronique judiciaire.
Celui aussi d’un personnage à la Fernandel, terriblement sympathique, fin connaisseur des hommes et invitant chacun à de mémorables saucissonades. Selon les époques, on jura qu’il avait été « un grand résistant », « un grognard du gaullisme », « le premier flic de France », « le patron du plus riche conseil général de l’Hexagone, les Hauts-de-Seine ». Mais c’est encore François Mitterrand qui résuma le mieux ce personnage haut en couleur de la Ve République, en évoquant, dans un mélange d’admiration et de méfiance, « ce diable de M. Pasqua ».
« Sans De Gaulle et Paul Ricard, je ne serais pas ce que je suis. »Tout au long de sa vie, l'ancien ministre laissa presque tout dire. Lui-même parlait beaucoup, jamais avare d'un bon mot ou d'une anecdote. C'était cependant sa manière, très efficace, de cacher toujours l'essentiel. C'est à dire sa parfaite connaissance de bon nombre de secrets d'Etat et de certains comportements sombres au cœur de la République. Au sein de la droite, ceux qui avaient suivi son parcours, ses choix politiques, ses procès avaient fini par dire pudiquement de lui « c'est un personnage », comme on évoquerait un caractère de théâtre. Et il faut parier qu'il y avait là une manière d'hommage, d'admiration et peut-être de nostalgie pour une époque révolue de la politique.
Charles Pasqua résuma un jour sa vie en une phrase, qui fit rire les snobs : « Sans De Gaulle et Paul Ricard, je ne serais pas ce que je suis. »
Pour comprendre ce qu'il voulut alors dire, il faut d'abord revenir aux quinze ans de ce petit-fils de berger corse, de ce fils de policier et sentir le soleil et les parfums de Grasse, dans les Alpes-Maritimes. Le jeune Charles y est né le 18 avril 1927, dans une famille de patriotes farouches, comme le sont parfois les Corses.
Après l'invasion de la zone libre par les armées nazies en novembre 1942, il s'engage dans la Résistance, sous le pseudonyme de Prairie. En fait, son père André est déjà membre d'un réseau et établit de fausses cartes d'identité de son commissariat.
De son côté, Charles fait partie d'un groupe de jeunes gens qui rejoindront bientôt la France libre du général de Gaulle. De là, datera son attachement à l'homme du 18 juin, dont il rejoindra après la guerre, dès sa fondation en 1947, le RPF. Il a repris ses études, passé son bac et une licence de droit, et a épousé la femme qui restera toujours à ses côtés, Jeanne Joly, une québécoise rencontrée à Grasse avec laquelle il aura aussitôt un fils unique, Pierre. Il lui faut désormais un métier.
Il est « facilement séduit par les truands »Il va trouver son premier lieu d'épanouissement dans l'entreprise Ricard, qui mène alors bataille sur le marché des alcools et spiritueux contre Pernod, et règne en maîtresse à Marseille, où la famille Pasqua s'est installée. « J'ai eu un coup de chance, j'ai été reçu par Paul Ricard lui-même, racontait parfois Charles Pasqua. Dans son bureau, il m'a demandé de mimer une scène de vente. Ma prestation a dû lui plaire. Quinze jours plus tard j'étais pris à l'essai. »
Il va vite se faire remarquer par son bagout, son intelligence et son sens de la vente. Paul Ricard a un mode de gestion quasi clanique de son entreprise. Il organise des week-ends et des corridas chez lui, invite ses directeurs avec leurs épouses et s'arrange, au fond, pour que ses cadres vivent entièrement dans l'orbite Ricard, vacances comprises.
Très vite, Charles Pasqua va être bombardé inspecteur des ventes en Corse, puis grimper tous les échelons jusqu'à la direction générale des ventes en France et à l'exportation, en 1962, naviguant de la Corse à Marseille pour atterrir à Paris. En 1967, il est devenu le numéro deux du groupe. De ces moments, il gardera surtout le souvenir d'une méthode qu'il définira ainsi :
« Avec Paul Ricard, on avait en commun un comportement atypique. En dehors des clous… C'était une sorte de jeu. Plus qu'un jeu, une nécessité de l'action ».
Cette « nécessité de l'action » trouve aussi un exutoire parallèle. En 1959, il est devenu l'un des co-fondateurs avec Jacques Foccart et Achille Peretti, du Service d'Action Civique (SAC), sorte de police privée du gaullisme, en pleine guerre d'Algérie. Pasqua en est le vice-président et le dirige avec son ami Daniel Léandri. C'est un curieux mélange de militants, de policiers, de gendarmes et d'hommes du « milieu » qui, de l'engagement gaulliste des débuts, vont peu à peu dériver vers les coups de main, les règlements de compte et l'illégalité.
Les amis de « Charles » concèdent alors qu'il est « facilement séduit par les truands », tellement plus hauts en couleurs que ces fils de la bourgeoisie qui tiennent le haut du pavé politique. Il ne voit d'ailleurs pas de contradiction à les fréquenter pour mieux servir la figure de légende qui reste sa référence : De Gaulle. « De Gaulle, c'était un mythe ! explique-t-il un jour au Monde. S'il avait été communiste, j'aurais été coco sans hésitation. Et s'il m'avait demandé de mourir pour lui, je l'aurais fait sans hésiter. »
En 1968, c'est donc avec ses troupes du SAC que Charles Pasqua organise le raz-de-marée gaulliste du 30 mai sur les Champs-Elysées. Il est élu, dans la foulée, député UDR dans la circonscription de Clichy-Levallois. L'année précédente, il a quitté Ricard pour monter sa propre société, Euralim, basée à Levallois-Perret, spécialisée dans l'importation de l'Americano, un cocktail italien à base de Campari et de Vermouth. Mais c'est vraiment la politique qui lui offre le terrain de jeu auquel il aspire.