« Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. Critiquer la violence militante de cette religion dans son incarnation contemporaine était considéré comme du fanatisme. »
Salman RUSHDIE,
Joseph Anton (Plon, 2012, p. 400).
Islamophobie : le terme existait dès le XIXe siècle, ce qui explique son emploi spontané par les fonctionnaires de l’Empire. Quant à son antonyme, l’islamophilie, elle est une constante de l’histoire européenne fascinée par la civilisation islamique. Mais, après la révolution khomeyniste, le vocable d’islamophobie connaît une mutation et se transforme en arme de guerre. Entre l’expulsion de Kate Millett, féministe américaine, de Téhéran en 1979, parce qu’elle protestait contre l’imposition du voile aux Iraniennes, et l’affaire Rushdie en 1988, qui éclate sous l’impulsion des musulmans britanniques, ce mot dormant a soudain été réveillé pour ressusciter sous une autre forme. Un substantif n’appartient pas à qui l’a créé mais à qui l’a réinventé, pour en populariser l’usage. Ce rajeunissement lexical permet de faire coup double : stigmatiser les traîtres à la foi coranique d’une part, imposer le silence aux Occidentaux impies, de l’autre.
La critique d’une religion relève de l’esprit d’examen mais certainement pas de la discrimination. Frapper un fidèle est un délit. Discuter d’un article de foi, d’un point de doctrine, est un droit. Confondre les deux constitue un amalgame insupportable. Imaginons qu’au XVIIIe siècle l’Église ait répondu aux attaques de Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert et consorts par une accusation de « racisme » (le mot n’existait pas à l’époque). Imaginons que la même défense ait perduré jusqu’au XXe siècle et qu’à chaque remise en cause de la Bible par les libres-penseurs, les autorités ecclésiastiques aient répondu par le crime de christianophobie pour censurer l’expression de ces arguments. La chrétienté serait restée congelée, figée tel un vaisseau fantôme, incapable d’évoluer, de reconsidérer son héritage. Ce sont les attaques de ses adversaires qui l’ont régénérée, réveillée de son long sommeil dogmatique.
Avouons-le : l’entreprise menée ici peut sembler d’avance perdue. Le vocable d’islamophobie est entré dans le lexique mondial. Il est devenu ce bouclier juridique, politique, qui permet de parer à toutes les critiques. Ce n’est pas une raison pour renoncer. Il arrive que les langues tombent malades, on l’a vu dans l’histoire des totalitarismes au XXe siècle. Pour reprendre un mot de Camus, répété à satiété : « Mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde. »
Le combat est d’abord philosophique : quiconque s’empare des mots s’empare des cerveaux et installe le mensonge au cœur de la langue. Les fondamentalistes ont provisoirement gagné la bataille du vocabulaire. Il est encore temps de détraquer cette mécanique trop bien huilée.
Dans un mouvement déjà remarqué par les plus lucides, Paul Yonnet, Pierre-André Taguieff, l’antiracisme ne cesse de racialiser toute forme de conflit ethnique, politique, sexuel ou religieux. Il recrée en permanence la malédiction qu’il prétend combattre. Étrange mécanisme dont il faudrait retracer la généalogie, vraisemblablement liée à l’échec du projet communiste. Partout la lutte des races semble supplanter la lutte des classes, comme le redoutait déjà Raymond Aron, il y a soixante ans. Tout est devenu racial, les cultures, les religions, les communautés, les préférences sexuelles, les pensées, les habitudes alimentaires.
Grande mutation des temps modernes : dans nos pays, les politiques de l’identité tendent à remplacer l’aide aux défavorisés. Le Peuple, tel qu’il fut mythifié par la gauche et les républicains, disparaît au profit des minorités. Partout l’ethnique supplante le social, l’éthique le politique, la mémoire vive l’histoire froide. Partout s’installe la détestable habitude de se définir par ses origines, son identité, sa croyance. On réaffirme la différence au moment où l’on veut asseoir l’égalité, au risque de reconduire malgré soi les anciens partis pris attachés à la couleur de peau, aux coutumes. Cette tendance est contemporaine de l’explosion du judiciaire dans le monde moderne. Le tribunal devient le lieu de la réparation qui dédommage les victimes et cloue au pilori les scélérats qui ont osé franchir la ligne. Si le procès est devenu, à l’âge démocratique, la figure pédagogique par excellence, c’est que chacun y défend la cause la plus chère qui soit, lui-même, et expose devant témoins sa souffrance, ses humiliations. Le trio de l’Avocat, du Juge et du Plaignant consacre les prétoires comme la scène emblématique de l’aventure humaine, à l’âge de l’identité.
Qu’est-ce que le politiquement correct ? L’allergie à la nomination, l’escamotage des difficultés, l’impossibilité de dire les choses sinon par métaphore, déplacement, amphigourisme. On floute les mots comme on floute les organes génitaux sur certaines statues, comme on cachait les pieds des pianos à l’époque victorienne pour ne pas heurter la bonne société. Dire ce qui est, dire ce qu’on voit serait choquant. C’est exactement ce que signifie le verbe « stigmatiser » qui veut dire parler de ce qui devrait être passé sous silence. On « stigmatise » dès qu’on désigne un problème. Songeons que le président Obama, comme d’ailleurs François Hollande, durant leurs mandats respectifs, furent incapables de parler de « terrorisme islamique » ou « d’islam radical » mais usèrent toujours d’expressions contournées ou neutres pour qualifier nos ennemis. Le tabou contemporain ne prétend pas sanctuariser seulement des croyances ou des idées mais des pans entiers du réel. Dans certaines universités américaines, par exemple, le simple usage de l’expression « islamisme » ou « islam radical » est interdit par les autorités.
La querelle de l’islamophobie est révélatrice enfin d’un autre phénomène : le surgissement continu de « nouveaux racismes » que l’on enregistre avec une fébrilité anxieuse. Voilà ce mot atteint d’obésité galopante et qui avale dans sa définition toutes sortes de comportements, d’attitudes, de rites qui ne lui étaient pas liés jusque-là. L’antiracisme, pareil à l’humanitaire, est un marché en pleine expansion où chaque groupe, pour exister, doit exciper d’une blessure qui le singularise. Ce ne sont plus des associations de citoyens qui s’allient pour combattre le racisme, ce sont des lobbies confessionnels ou communautaires qui inventent de nouvelles formes de discriminations pour justifier leur existence, recevoir le maximum de publicité, de réparations. Claude Lévi-Strauss le disait déjà : « Rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur et n’affadit plus la lutte contre le racisme que cette façon de mettre le terme à toutes les sauces en confondant des théories fausses mais explicites avec des inclinations, des attitudes communes dont il serait illusoire d’imaginer que l’humanité puisse un jour s’affranchir. » L’antiraciste conséquent est un limier qui déniche chaque matin une nouvelle forme de ségrégation, tout heureux d’avoir rajouté cette nouvelle espèce à la grande taxinomie de la pensée progressiste.