http://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/jean-birnbaum-la-manifestation-interdite-du-11-janvier-10-01-2016-2008604_1913.php
Le journaliste analyse le "silence religieux" d'une gauche incapable de penser le djihadisme sans sombrer dans le déni ou l'excuse sociale.
"Cette gauche plante un poignard dans le dos des intellectuels musulmans qui refusent l'avilissement de leur religion." © Astrid di Crollalanza
La gauche n'appréciera pas cet essai, l'un des plus cruels pour elle depuis des lustres, parce qu'empreint d'une vérité longtemps tue. Ce livre est d'autant plus éloquent qu'il est l'oeuvre d'un journaliste, Jean Birnbaum, que la gauche ne peut suspecter d'appartenir au camp ennemi. Dans Un silence religieux (Seuil), le rédacteur en chef du Monde des livres analyse méthodiquement l'incapacité de la gauche, aussi bien révolutionnaire que réformiste, à penser le religieux, depuis la révolution algérienne jusqu'à l'avènement de l'État islamique. Les récents attentats ? « Rien à voir avec l'islam », jure François Hollande. Le djihadisme qui tente nombre de Français ? « Un mode de rébellion des opprimés », selon la gauche mélenchonienne. Jamais la foi n'est prise au sérieux ; l'excuse sociale explique tout. Le paternalisme aveugle en même temps qu'il rend muet. Fort des travaux de Derrida et des nouveaux penseurs de l'islam, Birnbaum, qui refuse l'amalgame, postule que l'on peut aisément « dissocier la foi musulmane de sa perversion islamiste » et dire que, oui, le djihadisme c'est l'islam. À condition de rompre le silence.
Le Point : Dans son essai Qui est Charlie ?,Emmanuel Todd décrit le rassemblement du 11 janvier comme une mobilisation de « catholiques zombies », scandant leur droit de blasphémer l'islam, la religion « des plus faibles ». Vous, Jean Birnbaum, vous épousez la thèse quasi inverse : le 11 janvier a été, écrivez-vous, « une manifestation interdite », comme sidérée, qui observa, de ce fait, un « silence religieux ». Or on se souvient qu'il y eut ce jour-là des pancartes, des mots d'ordre et, oui, la revendication d'un droit au blasphème...
Jean Birnbaum : Je ne nie pas cela. Mais nous avons été très nombreux à être frappés par l'immense silence qui régnait ce jour-là. Un silence qui relevait d'abord du recueillement, mais qui touchait aussi à autre chose : la sidération, la difficulté à mettre des mots sur ces événements, voire l'incapacité à nommer les choses.
Certes, mais le recueillement n'est pas votre propos...
J. B. : Si les attentats avaient été commis par un mouvement d'extrême droite ou par des idéologues du type Breivik, on aurait assisté à des manifestations très différentes. Les slogans se seraient imposés d'eux-mêmes, les mots d'ordre auraient été tout trouvés. Le 11 janvier, les manifestants, renonçant à désigner la menace, se sont réfugiés dans le silence. Emmanuel Todd a cru pouvoir faire parler ce silence, qu'il a décrit comme une stigmatisation de la religion des faibles. En réalité, et c'est ma thèse, ce silence ne stigmatisait aucune religion, il était lui-même religieux, deux fois religieux même : par sa ferveur, d'abord ; et surtout parce qu'il exprimait le gigantesque déni qui concerne désormais le facteur religieux dans nos sociétés.
Briser ce silence aurait ressemblé à quoi ?
J. B. : Plutôt que de le briser, il s'agit d'en décrire les ressorts. François Hollande et Laurent Fabius ont martelé que les attentats n'avaient « rien à voir » avec la religion en général et avec l'islam en particulier. D'autres nous ont expliqué que ces actes terroristes étaient le fait de jeunes paumés qui avaient trop joué aux jeux vidéo ou trop fréquenté Facebook. « Barbares », « énergumènes », « psychopathes » : tous les qualificatifs étaient bons pour écarter la référence à la foi. Il y eut, pour le coup, une vraie cohérence entre le sommet de l'État et beaucoup d'experts s'agissant de ce que j'appelle « le rien-à-voirisme », comme on parle d'à-quoi-bonisme... Quand l'impossibilité de dire les choses vient d'en haut, on appelle cela un interdit. Voilà pourquoi on peut affirmer que la manifestation du 11 janvier, bien qu'organisée par les plus hautes autorités, fut une « manifestation interdite », au sens où l'on dit de quelqu'un qu'il reste interdit, coi, médusé...
Quelle est l'origine de ce silence religieux ? La couardise ? le politiquement correct ? le cynisme ?
J. B. : Rien de tout cela, à mon sens. Chez les politiques, il relève d'abord d'un réflexe louable, qui vise à prévenir l'amalgame entre islam et terrorisme, et les violences sur lesquelles ces amalgames mortifères peuvent déboucher. Mais ce discours est à double tranchant. Il prend à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l'intérieur même de l'islam, pour dissocier leur tradition de sa perversion djihadiste. Sutout, je crains que le problème ne soit plus profond. Il touche au rapport que la gauche entretient à la religion : le plus souvent, elle est incapable de l'envisager comme une cause à part entière ; son premier réflexe est de rabattre la croyance sur autre chose qu'elle-même, d'en faire un simple « symptôme » social, (géo)politique... Mon propos n'est pas de nier que le djihadisme ait des causes sociales ou économiques. Mais évacuer le religieux comme force autonome, c'est escamoter un aspect essentiel.
De quelle gauche parlez-vous ?
J. B. : Malgré des figures d'exception comme Ferdinand Buisson ou Jean Jaurès, toutes les gauches, en France, qu'elles soient réformistes, révolutionnaires, tiers-mondistes... se sont bâties sur l'idée que l'émancipation sociale est d'abord une émancipation à l'égard du religieux. Et aujourd'hui, elles partagent globalement une même incapacité à prendre le religieux au sérieux. Autrefois, des philosophes comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Claude Lefort incarnaient une gauche intellectuelle qui explorait les liens entre le théologique et le politique. Aujourd'hui, Étienne Balibar est l'un des rares à ne pas faire l'impasse sur la question.
Les intellectuels dits de droite brisent, eux, le silence et ne s'embarrassent d'aucun refoulement...
J. B. : Certains intellectuels conservateurs prennent la religion au sérieux : citons des savants comme Rémi Brague ou Pierre Manent. Du côté de figures plus médiatiques, beaucoup d'auteurs qui prétendent aborder le sujet de front passent en réalité à côté. L'exemple le plus absurde est celui des auteurs « islamophobes » du type Zemmour, qui confondent islam et islamisme : leur discours est très idéologique, en fait ils parlent peu de la religion comme croyance vécue, comme élan spirituel, rapport aux textes sacrés... Autre exemple édifiant, si j'ose dire : Houellebecq. Tout le monde voit dans Soumission une charge contre l'islam, mais l'islam, en tant que fait spirituel, est absent de son livre ! Il n'y a pas un personnage de son roman qui ait un rapport à la spiritualité. L'islam, sous sa plume révulsée, devient une sorte de passe-droit politique, mondain, sexuel, qui permettrait d'avoir plusieurs femmes ou de faire carrière à la Sorbonne... À sa manière, Houellebecq est donc l'héritier de cette tradition qui refoule le religieux.
Vous évoquez « les nouveaux penseurs de l'islam », des musulmans comme Rachid Benzine, Abdennour Bidar... Par ce silence, la gauche les a-t-elle trahis ?
J. B. : En ânonnant que le terrorisme djihadiste « n'a rien à voir » avec l'islam, les politiques n'orchestrent pas seulement une dangereuse dénégation, ils plantent un poignard dans le dos de tous les intellectuels et théologiens musulmans qui ne se résolvent pas à regarder s'avilir leur religion. Ces penseurs sont bien conscients, eux, que les attaques menées au nom de l'islam ont précisément à voir avec la guerre qui déchire de l'intérieur cette religion. Il y a par ailleurs des attaques insupportables d'une certaine gauche postcoloniale contre ceux qu'elle qualifie de « bons Arabes » ou « d'Arabes de service ».
À vous lire, la révolution et la lutte contre les injustices se font désormais à Raqqa et non plus en Amérique latine...
J. B. : Partout où l'islamisme a triomphé, il n'est plus rien resté de la gauche, de toutes les gauches, réformistes ou révolutionnaires. De ce point de vue, toutes les politiques qui se réclament de l'islam lancent un rude défi à la gauche. Longtemps, celle-ci a cru pouvoir surpasser ses concurrents religieux : elle avait pour elle le marxisme, elle pensait maîtriser les lois de l'Histoire et aimanter toutes les révoltes. Mais plus le temps a passé, plus l'espérance religieuse a semblé prendre le relais sur le désir d'émancipation sociale. Quand la révolution s'absente, la rédemption est au rendez-vous. De ce point de vue, la montée en puissance du djihadisme représente, pour les femmes et les hommes de gauche, non seulement une menace, mais une humiliation. Car les djihadistes prétendent lutter contre l'injustice, ils sont porteurs d'une espérance radicale et sans frontières. Bien plus : aujourd'hui, leur cause est la seule pour laquelle des milliers de jeunes du monde entier sont prêts à aller mourir loin de chez eux. Comment en est-on arrivé là ? C'est la seule question qui compte. Mais la gauche, longtemps si fière de sa tradition internationaliste, ne semble guère pressée d'y répondre.